Les Virus: gouverneurs du micro-monde aquatique ?

Introduction

Une science à deux vitesses

Les bactériophages, l'entité biologique la plus abondante de notre planète

Quelle est donc l'influence des virus sur les autres communautés biologiques?

De part leur abondance et rôle, les bactéries hétérotrophes constituent la communauté la plus importante à la base du réseau trophique microbien. Les bactéries, pour obtenir leur ressource énergétique, consomment une fraction importante de la matière organique dissoute présente en milieu aquatique, issue des débris cellulaires et/ou des apports allochtones. Cette matière, qui par gravitation devait augmenter l'épaisseur de la couche sédimentaire, est donc re-minéralisée dans les eaux proches de la surface et rendue accessible aux organismes photosynthétiques et à d'autres bactéries. C'est ce que l'on nomme depuis les travaux d'Azam et ses collaborateurs (1983) la boucle microbienne où également les bactéries vont être consommées par les protistes hétérotrophes (protozoaires) ou dégradées par les bactériophages. Dans ce cas, les bactériophages exercent donc une sorte de court circuit dans cette boucle microbienne, par leur activité de lyse cellulaire, dans le sens où une fraction des bactéries ne sera plus disponible pour les prédateurs flagellés et/ou ciliés, qui sont eux-mêmes la proie du zooplancton métazoaire. Alors que les bactéries réduisent la quantité de matière présente, les virus eux donc l'augmentent.

Les chercheurs estiment actuellement que les virus sont en moyenne responsables de 35 à 60 % de la mortalité journalière des bactéries selon la saison et la profondeur. La découverte de l'impact considérable des virus sur les bactéries a complètement bouleversé toutes les études probabilistes et prédictives sur les échanges de matière et d'énergie dans les systèmes aquatiques. Ceci a une influence directe, à grande échelle, sur les études menées actuellement dans les calculs de flux de carbone, de compréhension de la pompe biologique, et donc sur l'anticipation du réchauffement climatique actuel. En effet, l'augmentation des gaz à effets de serre amplifie le piégeage des rayonnements solaires dans l'atmosphère, conduisant au réchauffement climatique tel qu'on le connaît aujourd'hui. L'un des principaux gaz à effet de serre est le CO 2 .

Le seul compartiment efficace entraînant la disparition de ce CO 2 atmosphérique est l'océan. L'océan piège le CO 2 par la pompe biologique. Cette pompe biologique est amorcée par les organismes photosynthétiques (le phytoplancton) qui transforment le CO 2 atmosphérique en matière organique par photosynthèse. Cette matière est ainsi introduite dans tout le réseau de consommation des organismes océaniques (le réseau trophique). Une fois que cette matière est sous forme libre dans l'océan, elle est soit retransformée en CO 2 par les bactéries (respiration), soit elle sédimente et se retrouve piégée dans les sédiments. Il est évident que compte tenu de la dégradation considérable que peuvent avoir les virus sur les bactéries, les virus contribuent de façon significative à la diminution des gaz à effets de serre.

Outre ce rôle à macro-échelle, les virus ont sûrement un « pouvoir » considérable sur l'évolution et la diversification bactérienne. Deux mécanismes interviennent pour expliquer les modifications induites par les virus sur la diversité bactérienne: la transduction et la lyse de la souche dominante. Lors de la transduction (transfert de gènes par les bactériophages), une partie du matériel génétique de la cellule hôte est empaquetée dans la capside virale nouvellement formée et transférée à une nouvelle cellule hôte par infection virale. Cette quantité d'ADN transférée peut s'intégrer dans la cellule hôte qui acquiert donc de nouvelles propriétés beaucoup plus rapidement que par simple mutation. La transduction est un phénomène encore assez mal connu. On ne connaît pas actuellement les taux et les quantités de transfert de matériel génétique mais il semble très important. Il permettrait de différencier de nouvelles souches bactériennes et pourrait à l'avenir venir quelque peu bouleverser toutes les études de biologie moléculaire bactérienne. Frede Thingstad, Professeur à l'Université de Bergen en Norvège, résume d'ailleurs cela très bien en disant que « ce constat que les virus puissent être considérés comme d'excellents véhicules pour le transfert de gènes aura plus de conséquences sur notre perception philosophique de la vie qu'il n'en aura sur l'aspect pratique de la recherche en écologie virale. »

Enfin, un concept fondamental en écologie virale est le concept du « killing the winner » (que le vainqueur meurt) permettant la co-existence des espèces bactériennes les moins compétitives. Lorsque les conditions environnementales se modifient et deviennent favorables à une souche bactérienne, celle-ci ce développe de façon exponentielle. La probabilité de rencontre avec son virus est donc dans le même temps augmentée. L'impact des virus étant donc beaucoup plus grand, la quantité de cellules de la souche bactérienne va être remise rapidement à son état initial, permettant de conserver ainsi une diversité totale maximale et d'empêcher la domination d'une souche par rapport aux autres. Cette théorie qui fait office de référence dans les interprétations expérimentales a été élaborée par le Professeur Frede Thingstad . Nous lui avons aussi demandé de nous parler de cette théorie : «  Les mécanismes de perte qui empêchent toute espèce ou groupe d'organismes de devenir dominant (mécanisme que nous avons appelé ‘que le vainqueur meurt') vont permettre en général d'augmenter la diversité pour la simple raison qu'il y aura plus de ressources disponibles pour les autres organismes (sous entendu bactériens) moins compétitifs. Les virus, qu sont le plus souvent spécifiques à l'espèce voire à la souche, sont donc les candidats privilégiés pour maintenir cette biodiversité planctonique, qui est longtemps restée une énigme scientifique. En effet, cette théorie très largement acceptée aujourd'hui, bien qu'ayant quelque détracteurs, a permis de répondre à une question fondamentale en écologie aquatique, longtemps considérée comme un véritable paradoxe (Hutchinson): comment autant d'espèces peuvent-elles survivre dans des milieux où les ressources sont si souvent limitées ?

Actuellement, différents chercheurs tentent de travailler sur cette théorie directement dans le milieu naturel. Cela suppose de cibler de manière très spécifique les virus et leurs hôtes. Parmi ces chercheurs, Feng Chen et ses collègues du centre marin de biotechnologies de l'Université de Maryland développent différents marqueurs de cyanobactéries (voir paragraphe suivant pour comprendre les cyanobactéries) et de cyanophages pour tester cette théorie. Ils se servent des empreintes génétiques des cyanobactéries et des cyanophages issus du milieu marin. Il est en effet possible d'obtenir des amorces spécifiques de PCR ou des colorants pour un groupe de cyanophages. Cette approche a permis de commencer à explorer la diversité virale et permettra une meilleure compréhension de la co-variation des virus et de leur (s) cellule(s) hôte(s) et donc de confirmer ou infirmer de manière fine l'hypothèse de Frede Thingstad . Dans l'équipe de ce dernier, le Dr Ruth-Anne Saanda réalise aussi des expériences en milieu naturel mais aussi dans des structures contrôlées ou mésocosmes. « Nos travaux ont permis de s'intéresser à un groupe spécifique de bactériophages : les podophages de type T7, que l'on sait aujourd'hui très abondants et cosmopolites dans les environnements aquatiques. Nous avons pu montrer l'existence d'un lien très étroit entre les dynamiques bactériennes (plus précisément dans les successions de différents groupes) et de ce groupe de phages supportant le lien existant entre biodiversité virale et bactérienne. Nous avons aussi observé ce lien en nous intéressant à la cyanobactérie Synechococcus (voir plus loin) et à ses cyanophages. »

Les virus de micro-algues

Les virus des autres communautés

Les virus et la génétique